Thème 1. Les Néo-aquitains et les outre-mers : une approche renouvelée des logiques migratoires, au plus près des destins.
Les travaux menés jusqu’à présent se sont concentrés sur les flux de population entre les territoires de la Nouvelle-Aquitaine et les espaces outre-mer, et ont permis d’établir des données chiffrées quant à la place de la région et des ports aquitains dans les migrations de l’époque moderne. Notre propos est de décaler doublement le regard.
Il s’agira premièrement de prendre appui sur ces statistiques, mais de les dépasser pour leur donner de la chair et, par une approche de type micro-historique, se focaliser sur certains parcours individuels pour rendre compte des destins de ces hommes qui sont partis vers ce qu’ils pouvaient considérer comme un eldorado, et n’ont pas toujours réussi aussi brillamment qu’ils le souhaitaient. Songeons par exemple qu’en 1663, Étienne Campeau, un maçon de Brive-la-Gaillarde (Limousin) et Catherine Paulo, une Fille du Roy de La Rochelle, s’unirent à Montréal et donnèrent naissance à quinze enfants, dont treize se marièrent ; de cette union de ressortissants de la Nouvelle-Aquitaine descendent aujourd’hui tous les Campeau (ou Campau, Campot) d’Amérique du Nord. Antoine Pascaud, en revanche, ce marchand né à Bordeaux en 1729, part au Canada en raison des revers de fortune de son père, tandis que son frère fait le choix des Antilles. Importateur de vivres, fournisseur de la marine, travaillant aussi pour les Antilles et la Guyane, l’homme est cependant arrêté en 1767 et embastillé pour fraude. Se disant ruiné, il se replie près d’Aubeterre, mais on le retrouve bientôt, approvisionnant les colonies françaises à la faveur de la guerre d’indépendance américaine, armant des navires et effectuant sous-main des paiements internationaux pour la couronne[1]. Cet exemple, loin d’être exceptionnel, révèle l’ouverture internationale précoce la Nouvelle-Aquitaine. En effet, de nombreuses familles, établies de part et d’autre de l’Atlantique, échangèrent et construisirent une foule de projets de vie, aujourd’hui tombés dans l’oubli, et qui dorment dans les archives. Ce sont ces destins particuliers, trame d’un destin collectif, que nous souhaitons retrouver et valoriser. Une attention particulière sera accordée aux migrants qui reviennent en métropole et aux « créoles » qui s’installent eux aussi de ce côté-ci de l’Atlantique, ces flux migratoires émanant des colonies, en direction du royaume de France, ayant été à ce jour fort peu étudiés. Le propos sera de collecter des sources comme des lettres, des récits de vie (à l’image de celui, tragique, de Jean Decout, médecin charentais installé à Saint-Domingue[2], mais aussi des témoignages dans le cadre de procès. Les étudiants de master recherche des établissements concernés seront associés à ce travail, ainsi que des étudiants de master MEEF (enseignement) qui travailleront notamment sur la valorisation pédagogique de ces documents. Il s’agira en effet non seulement de mettre à disposition ces documents, par la numérisation et la mise en ligne, sur le site du projet, mais aussi dans le cadre de coopération avec les institutions culturelles détentrices des documents. Le document ne sera pas livré brut, mais contextualisé, expliqué, et assorti de propositions d’utilisations pédagogiques pour une valorisation auprès des établissements du premier et du second degré, pour constituer des documents pédagogiques à exploiter en classe. Cette dimension assurera la diffusion du savoir historique auprès des publics scolaires.
Dans le cadre de cette enquête, on portera aussi une attention particulière aux protestants. Le territoire régional s’intègre en partie dans ce que les historiens ont qualifié de « croissant réformé », cet arc de cercle allant de La Rochelle à Genève, espace dans lequel les protestants étaient particulièrement nombreux. Or, victimes de répression religieuse, nombre d’entre eux ont choisi l’exil outre-mer, et nous entendons montrer que ce phénomène, par son importance et par ses conséquences multiformes, qui font encore l’objet de débats historiographiques, a été un élément important dans la constitution d’une identité aquitaine. Dans ces départs motivés par des raisons religieuses, les éléments économiques ont joué, particulièrement au XVIIIe siècle, notamment dans le choix de la destination. De plus, les réfugiés, une fois installés, continuent à entretenir des liens commerciaux avec leurs communautés d’origine et contribuent ainsi à l’activité économique atlantique, articulant ainsi le territoire aquitain et les espaces ultramarins. Il s’agira de synthétiser les études locales entreprises jusqu’à présent pour en modéliser les informations sous la forme d’une base de données, qui permettra de développer de nouvelles recherches, notamment sur les solidarités qui ont pu se développer en pays étranger, sur les liens affectifs et commerciaux avec les pays de départ. On mobilisera, à partir de cette base, des documents épistolaires ou mémoriels, qui apporteront une vision individualisée du phénomène. Il s’agira par exemple d’éditer les mémoires de la famille Treyture relatant son départ du Béarn, les circonstances matérielles du départ, de son accueil et plus globalement de son intégration définitive aux Pays-Bas. Ce travail sur l’émigration protestante articulera le territoire de la Nouvelle Aquitaine et celui des principaux pays d’accueil, pour montrer comment cette diaspora a contribué à insérer le territoire aquitain dans une économie européenne et mondiale.
Le deuxième volet de notre démarche sera de renouveler l’étude des flux migratoires. Il ne s’agira plus d’étudier les flux entre Nouvelle-Aquitaine et outre-mers, mais de nous focaliser sur le territoire même de la Nouvelle-Aquitaine pour comprendre comment l’ouverture ultramarine a provoqué des mouvements régionaux de population. Les grands ports, gros consommateurs de main-d’œuvre et de marchandises, ont mis en mouvement d’importants flux d’hommes et de biens aux XVIIe-XVIIIe siècles. La plupart des migrations étaient pendulaires, les matelots gagnant le grand port voisin pour s’embarquer au long cours, avant de rentrer chez eux leur voyage achevé, provoquant ainsi une dynamique d’aspiration de la main-d’œuvre rurale par les grands ports sous le règne de Louis XIV. La thèse de Marie Cloutour, sous la direction de Thierry Sauzeau est actuellement consacrée à cette dynamique à l’œuvre en Saintonge, sous l’impulsion des ports de Bordeaux et La Rochelle. La découverte d’horizons lointains a également suscité des installations pour un temps plus ou moins long, aux escales outre-mer, dans le cadre de débarquements « de gré à gré » ou bien de désertions[3]. Enfin, les ports ont attiré à eux une main-d’œuvre composée de migrants, particulièrement durant les périodes de guerre (il fallait remplacer les marins du Roy, mobilisés sur les navires de la flotte royale) et plus localement dans le contexte transfrontalier pour le Pays Basque[4]. Une thèse consacrée aux gens de mer de Bayonne et aux liens transfrontaliers qu’entretient ce marché du travail particulier au XVIIIe siècle devrait être lancée en 2017 sous la direction de Thierry Sauzeau, ainsi qu’une autre sur le contrôle social des activités de mer à Bayonne (XVII-XVIIIe s) sous la co-direction de Philippe Chareyre et d’Olivier Caporossi.
[1] Informations tirées du dictionnaire biographique du Canada.
[2] Vincent Cousseau et Michel Kiener, La Révolution à Saint-Domingue. Récits de rescapés (1789-1804), Bécherel, Les Perséïdes, 2016.
[3] Thierry Sauzeau, Les marins de la Seudre (XVIIIe-XIXe siècles), “Pays d’histoire” Geste Éditions, La Crèche, 2005, 342p.
[4] Une publication consacrée à la question des étrangers sur les littoraux aux temps modernes, résultat d’un cycle de journées d’études programmées au CRiHAM Poitiers, est à paraître en 2017.